L’honorable Morris J. Fish, c.r.
Morris Fish : Le juge à la plume d’or
Par Mélanie Dugré, avocate
(Article diffusé le 19 novembre 2014)
Morris Fish a grandi au cœur de Montréal, rue St-Urbain, entre Rachel et Duluth. « Comme la plupart des familles du quartier, nous étions pauvres sans vraiment le réaliser, puisque nous n’avons jamais manqué de quoi que ce soit », raconte-t-il. Morris Fish aurait très bien pu devenir psychiatre, fasciné qu’il était par l’esprit humain et l’habileté de ces professionnels dûment formés à comprendre les émotions et soulager la souffrance psychologique. « Comme je faiblis à la seule vue du sang, c’est bien la seule sphère de la médecine qui aurait pu me convenir », souligne en riant Morris Fish. Pourtant, il choisit le droit, sous l’influence de ses lectures et de ses connaissances limitées de la profession, lui dont aucun membre de la famille n’avait encore embrassé la profession juridique. Il y a bien eu un ami de son père, avocat et redoutable adversaire d’échecs, à l’esprit compétitif et aiguisé, chez qui il a trouvé une certaine inspiration. Amateur de débats publics et de concours oratoires à l’école, le droit est finalement un choix naturel pour Morris Fish.
La passion de l’écriture
Admis à l’université McGill, Morris Fish est frappé de plein fouet par l’écart des classes sociales. Pendant que ses confrères d’études, issus de familles fortunées, passent leurs étés à parcourir l’Europe et à voyager de pays en pays, le jeune Morris travaille comme chasseur dans un hôtel des Laurentides. Envieux du destin de ses copains et désireux, lui aussi, de découvrir le monde, il adresse une lettre audacieuse au rédacteur en chef du Montreal Star, Walter O’Hearn, dans laquelle il offre ses services comme correspondant à l’étranger. Cette offre est poliment déclinée par le quotidien, mais il est néanmoins invité à une rencontre avec monsieur O’Hearn au cours de laquelle les deux hommes ont une passionnante discussion sur une question constitutionnelle. À cette occasion, Morris Fish fait également la rencontre de Paul Leduc, journaliste aux affaires municipales, qui l’invite à rédiger un article après avoir assisté à un discours prononcé par le maire de Montréal. Il n’en faut pas plus pour qu’on lui offre une tâche complète de journaliste pendant la saison estivale et un poste à temps partiel pendant l’année scolaire.
Morris Fish obtient d’abord, en 1959, un B.A. (avec distinction) de l’Université McGill, puis, en 1962, un B.C.L. (First Class Honours) de la faculté de droit de la même université, où il était University Scholar et où il est élu président permanent de sa promotion. À la fin de ses études de droit, il reçoit le prix à la mémoire du juge en chef Greenshields, le prix d’excellence John E.Crankshaw en droit criminel et la bourse de voyage d’études Macdonald. Il se rend ensuite en France, en 1962-1963, pour poursuivre des études de doctorat en droit constitutionnel et libertés publiques à l’Université de Paris. Au cours de cette période, il maintient sa collaboration avec le Montreal Star et couvre divers événements internationaux.
Admis au Barreau du Québec en 1964, Morris Fish est par la suite reçu aux barreaux de l’Île-du-Prince-Édouard en 1968 et de l’Alberta en 1974. Il est membre (1964-1967) puis associé (1967-1989) du cabinet montréalais Cohen, Leithman, Kaufman, Yarosky & Fish (et des cabinets qui lui ont succédé). Amoureux des mots et de l’écriture, Morris Fish refuse d’abandonner le Montreal Star après son admission au Barreau, en dépit des règles strictes de l’ordre professionnel qui, à cette époque, interdisent aux avocats d’exercer parallèlement dans des sphères étrangères au droit. Blotti derrière l’anonymat qu’offre l’éditorial du journal, Morris Fish écrit des textes d’opinion sous divers pseudonymes, dont Robin Arthur, inspiré par les prénoms d’une nièce et d’un neveu. En février 1970, un de ses textes, dénonçant vigoureusement une lettre transmise aux avocats de la défense par le substitut en chef du procureur général, avec l’appui du juge en chef, sème la controverse. Dans cette lettre, on avise les procureurs qu’ en raison d’un engorgement des tribunaux, les accusés qui insistent pour obtenir un procès devant jury et refusent un procès devant juge seul se verront retirer leur droit d’être libéré moyennant une caution. Dans un éditorial enflammé, Morris Fish dénonce cette nouvelle règle, rappelant que la loi n’impose pas à un accusé de sacrifier sa liberté afin d’exercer son droit de réclamer un procès devant jury. Les discussions s’enflamment et un comité chargé d’examiner l’affaire est formé à la demande du bâtonnier Jacques Viau qui, ignorant que Morris Fish est l’auteur de l’éditorial, l’invite, à titre d’avocat de la défense, à participer aux travaux du comité. Lors d’une rencontre avec le juge en chef, ce dernier demande sans détour à Morris Fish s’il est l’auteur de l’éditorial. Avec déférence, sagesse et le sourire aux lèvres, Morris Fish lui répond simplement que les textes éditoriaux restent anonymes, mais qu’au demeurant, il est entièrement d’accord avec son contenu.
Un pédagogue dans l’âme
L’enseignement a toujours occupé une place de choix dans la carrière de Morris Fish. À titre de professeur auxiliaire à la Faculté de droit de l’Université McGill, il enseigne la preuve et la procédure pénales (1973 à 1980) et le droit pénal, niveau supérieur (1986 à 1989). De 1971 à 1974, il donne un cours sur les crimes économiques à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et, de 1969 à 1971, sur le droit pénal à l’Université de Montréal. Au fil des ans, il collabore à plusieurs périodiques juridiques et agit comme conférencier invité à de nombreux colloques juridiques et judiciaires, tant au Canada qu’à l’étranger. Morris Fish se dit transporté par l’intelligence et l’esprit allumé des étudiants, autant ceux d’aujourd’hui que d’hier, et par l’environnement éducatif. Bien que la pratique du droit ait contribué à façonner le juge et le décideur qu’il est devenu, il demeure un passionné du droit dans sa théorie et dans ses principes, ce qui n’est d’ailleurs pas étranger à sa nomination à la Cour d’appel du Québec en 1989.
Quelque 1914 causes sont passées sous la loupe de Morris Fish au cours de son passage à la Cour d’appel, entre 1989 et 2003. Une des premières d’entre elles, dont Morris Fish garde un vif souvenir, doit déterminer si la faillite interrompt ou suspend la prescription. Ayant entendu pour la dernière fois le mot « faillite » sur les bancs d’université près de 25 ans plus tôt, Morris Fish se met à questionner des spécialistes de la Cour pour réaliser rapidement que leurs analyses et réponses vont dans toutes les directions pour finalement se contredire. Ce dossier – et plusieurs qui l’ont suivi – a permis à Morris Fish de constater que certains mystères juridiques, que l’on pourrait à juste titre croire élucidés, demeurent entiers, ce qui ne rend la profession que plus fascinante et stimulante.
La tentation des commissions d’enquête
Au cours de sa carrière, Morris Fish a agi comme expert-conseil auprès du ministère de la Justice du Canada, de Revenu Canada et de la Commission de réforme du droit du Canada, et comme conseiller juridique spécial à la Commission d’enquête sur l’industrie de la construction au Québec (« Commission Cliche ») et au Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité. De la Commission Cliche et des diverses commissions d’enquête qui l’ont succédé, Morris Fish dit qu’elles sont parfois soumises à la tentation ; la tentation de contourner des règles reconnues en matière pénale afin de rassembler les preuves qui permettront de porter des accusations criminelles contre des acteurs d’une industrie donnée. Lui-même confirme avoir ressenti cette pression lors des travaux de la Commission Cliche, bien qu’il ait toujours estimé fondamental que les règles d’administration de justice pénale soient respectées. Morris Fish insiste sur la pertinence des commissions d’enquête dans le contexte de réformes législatives, mais il invite néanmoins à la prudence puisqu’elles ne constituent pas des véhicules appropriés à l’intérieur du processus d’enquête criminel.
L’implication sociale étant une valeur fondamentale pour Morris Fish, il a par ailleurs siégé au conseil d’administration du Bureau d’aide juridique de Montréal (1968-1973) et il a été président et membre de divers comités du Barreau de Montréal et du Barreau du Québec (1969-1976), président du comité québécois de sélection des boursiers de la fondation Cecil Rhodes (2000, 2003 et 2006) et membre (1994- ) et président (1996-2003) du Conseil consultatif de la Faculté de droit de l’Université McGill.
Une décennie de dossiers historiques
Le passage de Morris Fish à la Cour suprême du Canada, entre 2003 et 2013, a été marqué par l’audition de près de 700 causes, dont certaines hautement controversées. Il a notamment entendu les dossiers portant sur le mariage entre conjoints de même sexe, la prostitution, l’affaire Charkaoui et les sites d’injection de drogue supervisés. Ses causes de prédilection portaient évidemment sur les droits d’un accusé de garder le silence et de consulter un avocat et il rappelle le cas d’un homme qu’on avait poussé dans ses derniers retranchements après qu’il eût répété 18 fois qu’il refusait de parler. Morris Fish souligne avec ironie : « It seemed that we had reached the point where No meant Yes”.
La fierté de renouer avec le Barreau de Montréal
La liste de prix et de distinctions reçus par Morris Fish est fort impressionnante. Après avoir été nommé conseiller de la Reine en 1984, il a notamment reçu un doctorat honorifique de l’Université McGill en 2001 et un doctorat honorifique de l’Université Yeshiva en 2009. Il a été élu Honorary Fellow de l’American College of Trial Lawyers en 2006 et s’est vu décerner la Médaille F.R. Scott de la Faculté de droit de l’Université McGill en 2006, la Médaille de reconnaissance de l’International Society for the Reform of Criminal Law en 2008, la Médaille G. Arthur Martin en 2011 pour sa contribution au droit criminel au Canada et le Lord Reading Law Society Human Rights Award en 2014. Il a prononcé la Goodman Fellowship Lecture à la Faculté de droit de l’Université de Toronto en 2004 et la H.L.A. Hart Memorial Lecture à l’Université d’Oxford en 2007. C’est avec beaucoup de fierté que le Barreau de Montréal lui remet cette année la Médaille du Barreau.
Invité à conclure en offrant quelques conseils à ses collègues du Barreau de Montréal, particulièrement la jeune génération de juristes qui entament leur carrière, Morris Fish encourage les avocats à développer leurs talents et leurs habiletés dans leurs champs d’intérêt personnels et à suivre leur cœur dans leur choix de pratique. Il invite à apprendre des mentors, mais rappelle l’importance de rester soi-même, de ne pas copier un style ou une personnalité qui ne nous sied pas puisque le plein épanouissement professionnel ne s’atteint qu’en étant fidèle à ce que nous sommes.
Devant la tendance, chez certains avocats, à endosser trop étroitement la cause de clients avec qui ils entretiennent des liens d’amitié, Morris Fish insiste sur la nécessité de dresser certaines frontières tout en gardant en tête que le rôle de l’avocat consiste à protéger les intérêts de son client, mais uniquement dans le respect des moyens légaux disponibles et toujours en maintenant une saine distance.
Une étincelle perpétuelle dans le regard, Morris Fish, qui pratique désormais à titre de juriste en résidence au sein du cabinet Davies, est doté d’une grande vivacité d’esprit et d’un humour tout en finesse, comme en fait foi cet article, « The Effect of Alcohol on the Canadian Constitution » d’abord rédigé dans un cours universitaire, mais qu’il a repris pour La Revue de Droit de McGill en septembre 2011, qui trace un portrait des causes, dont la célèbre affaire Roncarelli sur la primauté du droit, ayant influencé l’évolution du droit constitutionnel canadien. Avec un clin d’œil à ses racines modestes et aux doutes qu’il a autrefois nourris à l’égard de son choix de carrière, Morris Fish souligne, le sourire dans la voix, que la vie est pleine de surprises et que « misguided sometimes achieve beyond expectations ».
Démontrant un vif intérêt pour les enjeux actuels de notre système de justice, Morris Fish note qu’il est fondamental de poursuivre l’effort collectif afin de favoriser l’accès à la justice, non seulement dans l’intérêt de la société, mais également au nom de la survie d’un Barreau indépendant. La diversité du Barreau de Montréal et ses traditions ont toujours été une grande source de fierté pour Morris Fish. Il conclut ainsi : « Je suis un fils du Barreau de Montréal. La vie m’en a momentanément éloigné, mais après quelques décennies à travers lesquelles j’ai grandi, vieilli et appris, je suis très heureux de rentrer au bercail. De fils en père puis en grand-père du Barreau de Montréal, je reviens donc aux sources pour entreprendre une nouvelle étape de ma carrière ».